Votre record d’Europe du 10 000 m a tenu près de 20 ans, jusqu’à l’émergence de la Néerlandaise Sifan Hassan… Vous l’aviez établi lors des Championnats d’Europe 2002 à Munich, en 30’01’’09 au terme d’une course incroyable, pour ne pas dire mythique : 10 000 m en solitaire, sous la pluie... Un exemple incroyable de ténacité. Quelle place occupe cet exploit, parmi les souvenirs de votre carrière ?
Elle implique une place très haute, parce que pour moi, c’était vraiment la cible depuis longtemps de gagner un championnat sur piste. Je pensais peut-être qu’en montant sur marathon je ne pourrais plus courir aussi vite qu’avant sur la piste. En fait, c’était l’inverse. Le fait que le marathon se soit très bien passé m’avait donné confiance en moi-même. Il m’a aussi apporté la force et la résistance, que ce soit physiquement ou mentalement. Donc ça m’a aidé sur la piste, comme c’était sûrement le cas à Munich. Mes débuts sur marathon à Londres se sont super bien passés. J’ai fait quasiment le record du monde, je l’ai raté de 9 secondes. J’avais vraiment trouvé ma distance et j’ai super bien récupéré. Après, j’ai repris l’entraînement pour la piste. Ensuite, j’ai eu une ampoule assez grave au-dessus de la voûte plantaire, donc c’était limite pour retrouver la compétition à Monaco, juste avant les Jeux du Commonwealth. Puis on avait encore une semaine, à peu près, avant le 10 000 m à Munich. J’ai gagné le 5000 m des Jeux du Commonwealth, à Manchester. C’était un titre très important pour moi, qui m’a donné encore plus de confiance pour battre mon record sur 10 000 m. Je n’avais pas encore de 10 000 m dans les jambes cette saison, donc c’était la seule occasion pour essayer de battre mon record, et pour battre si possible le mythique record de la Norvégienne Ingrid Kristiansen, qui, lui aussi, a tenu presque aussi longtemps que le mien. C’était une idole pour moi, dans sa façon de courir et c’était mon inspiration dans les années 80, quand j’ai commencé. Donc c’est vraiment avec cet état d’esprit que j’ai abordé la course à Munich. Quand j’ai vu les conditions météorologiques, ce n’était pas du tout super, mais, bonne chose : la pluie tombait dans une direction où il n’y avait quasiment pas de vent. Donc ça c’était aussi un avantage. Je me suis dit « soit tu pars dès le début, soit il n’y a pas de chance ». Donc dès le début j’ai essayé de partir sur un rythme de 3 minutes au kilo, et c’était plus facile que ce que j’avais pensé. Pendant la course, ça commençait à être difficile à un moment c’est sûr, mais j’avais aussi l’avantage que je commençais à prendre un tour d’avance sur les autres concurrentes que je pouvais viser à 100 m, à 200 m devant moi, et essayer de les rattraper. C’est ce que j’ai essayé de faire. Je savais que j’étais sur le seuil des 30 minutes. C’est pour ça que, quand j’ai franchi la ligne, il y avait deux émotions. Il y avait l’émotion de plaisir, car j’étais contente d’enfin prendre ce record et d’établir un beau record personnel, mais aussi l’émotion d’avoir raté de 1’’09 la barrière des 30 minutes. Peut-être qu’avec d’autres conditions j’aurai pu, peut-être avec d’autres concurrentes dans la course j’aurai pu… Mais j’étais contente quand même !
Beaucoup d’athlètes estiment que le 10 000 m est beaucoup plus dur que le 10km route, du fait notamment de la répétitivité de l’effort (25 tours de piste…), et on constate effectivement que beaucoup d’athlètes brillants sur route n’arrivent pas forcément à convertir leur talent sur la piste. Quelles étaient vos atouts, vos qualités pour briller sur cet effort pas comme les autres ?
Je pense que le 10 000 m c’est peut-être plus proche du marathon que du 10 km sur route. C’est-à-dire qu’il faut vraiment garder la concentration, mais pas trop rester là-dessus : compter le nombre de tours et tout ça. 25 tours… Pour nous c’est 26 miles sur le marathon, c’est pour ça que je parle de ça. Et je pense qu’à la base, j’étais plutôt spécialiste du cross. Et le cross m’a aidé à m’entraîner sur le côté psychologique, à gérer mon effort sur la longueur de la course, et à vraiment rester concentrée. C’est pour ça que je me suis entraînée, sans le savoir, petite sur le cross, et ça m’a aidé sur 10 000 m sur piste et après sur marathon. On doit savoir où on est dans la course, gérer l’effort, gérer les autres personnes, regarder un peu le chrono, mais pas à chaque tour. C’est pour ça que moi je l’abordais toujours en me disant « ça va être 30 minutes à fond ». C’est un peu comme une sortie au seuil. C’est la même chose que sur la route, sauf que c’est sur piste. J’essaie plutôt de regarder le chrono au lieu du nombre de tours. Et si on regarde le nombre de tours avant les 15 derniers, ce n’est pas une bonne chose. Donc il faut éviter de faire ça, je pense. Et plutôt rester dans des plus petites sections, kilomètre par kilomètre, et regarder cinq minutes par cinq minutes.
On connaît tous votre francophilie, fruit notamment de vos nombreux stages passés au centre d’entraînement de Font-Romeu. La préparation en altitude, c’est un plus avant un 10 000 m ?
Oui. Pour moi c’était un plus à chaque fois que je l’ai utilisé. Avant, ce n’était pas possible quand j’étais à l’université. Comme j’ai étudié les langues, j’avais parlé avec des amis qui étaient des coureurs des années 70, qui faisaient souvent des stages à Font-Romeu et qui m’en avaient parlé. Puis j’avais une année à passer à l’étranger, il fallait que je passe cinq mois en Allemagne, et cinq mois en France. Donc j’ai trouvé un emploi en Allemagne, pour pouvoir gagner assez d’argent et rester au centre de Font-Romeu et expérimenter un peu l’altitude. C’était quelque chose que j’avais planifié avec mon entraîneur. Dès que je suis arrivée à Font-Romeu, j’ai adoré. C’était vraiment un endroit que je trouve motivant pour courir, après j’avais plein d’amis là aussi. Et je pense qu’il y a aussi ça, il y a l’altitude, mais aussi le fait qu’on se trouve dans un endroit qui est super joli pour s’entraîner, qui nous motive et qui nous éloigne des distractions qui peuvent limiter la récupération entre les séances. Il y a ces deux choses. Longtemps après, j’ai appris que je suis ce que les scientistes appellent « non-respondeur » en altitude. C’est-à-dire que, apparemment, mon corps n’arrive jamais à reproduire les chronos exacts que je fais au niveau de la mer. Mais ça m’aidait pour les entraînements, parce que c’est nettement plus dur en altitude, et je pouvais, pour le même kilométrage, atteindre un niveau d’entraînement plus élevé. En même temps, c’était plus de 90% hors de la route, c’était sur du souple, sur des parcours jolis qui protégeaient le corps. C’était aussi un avantage. Il y avait tout ça ensemble. Puis le fait que je dormais mieux en altitude, que les séances étaient plus difficiles, donc je gagnais plus avec, et aussi ce côté psychologique. En montant en altitude, j’ai appris à pousser mon corps à un niveau un peu plus élevé, à aller un peu plus loin. Ça m’a aidé en descendant. La première fois que je suis descendue de l’altitude, je m’en souviens. Je suis allée faire un 1500 m à Dijon, puis après un 5000 m à Hengelo (Pays-Bas), où j’ai battu l’Ethiopienne Derartu Tulu (championne olympique du 10 000 m en 1992 et 2000) pour la première fois donc c’était vraiment un déclic, et j’ai vu que ça marchait pour moi super bien. Donc je l’ai gardé, tout au long de ma carrière. Et je pense que, pour toutes ces raisons, l’entraînement en altitude était important pour moi. Il y en a pour qui ça ne marche pas, mais je pense que pour la plupart ça marche très bien. Font-Romeu c’était la bonne altitude pour moi. Plus tard dans ma carrière j’ai essayé le Kenya, c’était bien mais pour moi c’était un peu trop haut. Ça me fatiguait un peu trop, donc à Font-Romeu c’était l’idéal car je pouvais m’entraîner dur, mais je pouvais bien récupérer en même temps.
Au-delà de ce caractère répétitif, quelles sont selon vous les autres spécificités du 10 000 m, qui en font une course si particulière ?
Je pense que pour le 10 000 m, ça dépend un peu de l’athlète. Il y en a qui peuvent s’entraîner pour le 1500 m ou le 5000 m et faire un très bon 10 000 m en même temps. Pour moi, c’était plutôt l’inverse. C’est-à-dire que si j’étais en forme pour faire un record personnel sur marathon, j’étais également en forme pour faire un RP sur 10 000 m. Dans ma préparation pour le marathon, mon dernier test, ma dernière grosse séance, c’était toujours une séance de 10 000 m qui me permettait d’estimer la forme dans laquelle j’étais sur 10 000 m, et savoir en même temps si j’étais en forme pour le marathon. Il y a cette combinaison de vitesse, mais aussi d’endurance. Surtout pour attaquer un chrono. Peut-être que même si je travaillais tous les jours sur le finish, je ne sais pas si j’aurais pu gagner contre les autres filles dans le finish. Pour moi, il fallait que je les fatigue avant, donc il fallait que je sois en « forme endurance » et forte mentalement pour pouvoir attaquer dès le début. Il y a ce mélange-là. Il faut faire des séances de VMA, des séances de vitesse, mais aussi avec des récups courtes pour avoir l’endurance en même temps. Et des sorties au seuil.
Il y a peu d’épreuves collectives en fond/demi-fond. Outre les cross, seule cette coupe d’Europe de 10 000 m permet aux fondeurs de vivre une confrontation par équipes et de viser un classement par équipes. Quel est votre regard sur ce concept ?
Je pense que c’est super ! Je suis allée plusieurs fois à Reigate, où j’ai regardé et j’ai assisté aux meetings et aux courses, ça donne une ambiance super bien. En fait, j’ai trouvé que ça recréait un peu l’ambiance qu’il y avait dans les années 80 et 90 à Zurich par exemple, ou Oslo. Parce que les gens sont tellement proches de la piste. Là il n’y avait que six couloirs, et à Reigate il y a ce tunnel dans lequel les spectateurs peuvent être très proches des coureurs. Et ça donne une ambiance, ça encourage les coureurs, et c’est vraiment quelque chose qu’ils peuvent viser. C’est magique parce que sur 10 000 m, il n’y a pas beaucoup d’opportunités et d’occasions pour viser cette performance, et ces records personnels, et en même temps par équipe aussi. Quand j’ai commencé sur 10 000 m, c’était sur une Coupe d’Europe. C’était par équipe, mais souvent j’étais la seule britannique à courir là. Après c’est devenu plus populaire, d’autres européennes sont venues courir. C’était pour moi la seule occasion de décrocher ces minima pour les championnats de l’année sur 10 000 m. C’est pour ça que c’est important, car c’est souvent pour les athlètes la seule occasion de décrocher ces minima, et aussi de viser une belle performance. Car souvent, comme on l’a vu, dans les championnats, ce ne sont pas des courses faites pour des records personnels.
Pensez-vous que les Anglais prendront leur revanche sur l’Equipe de France masculine, sur la piste de Pacé ?
Oui, c’était une belle course. L’équipe de France a super bien couru. C’est une belle équipe, en ce moment l’équipe masculine est vraiment forte avec pleins de talents dedans. En Angleterre, pour l’instant ça reste 5000 m et 1500 m pour la plupart, on attend que les gens montent sur 10 000 m ! Côté féminin c’est plus élevé avec Eilish (McColgan).
Enfin, un mot sur le concept de cette Coupe d’Europe, qui s’inspire des dernières éditions, disputées à Londres : une sorte de « Nuit du 10 000 mètres », où les courses s’enchaînent afin d’événementialiser cette épreuve. Etes-vous sensible à ce côté populaire, à cette ambition de rendre ce rendez-vous jovial et festif ?
C’est ce que j’adore, et je suis sûre que les Français peuvent faire également la même chose avec une belle soirée d’athlétisme. Ils auront peut-être un peu plus de chance que l’Angleterre avec le temps… C’est assez proche, mais on croise les doigts pour que la nuit soit bonne pour produire des bonnes performances. Pas trop chaud, avec pas trop de vent et surtout avec cette ambiance qui entoure la piste. On a trouvé également parfois cette ambiance en Belgique, il y avait aussi une nuit du 10 000 mètres. C’est bien d’attendre et de ne pas faire les courses au milieu de la journée quand les conditions ne peuvent pas être bonnes, mais plutôt le soir avec cette ambiance de fête. Le fait d’avoir tous les spectateurs autour de la piste, ça protège aussi un peu plus les coureurs et ça leur donne un peu plus de motivation. En regardant des courses, si ça commence bien avec une belle course au début, ça commence à rouler et toutes les autres suivent après. C’est pour ça que c’est aussi important pour les jeunes de regarder ces courses seniors et d’être inspirés pour commencer. Parce que c’est aussi ça qu’il manque, partout dans le monde, en sortant de cette pandémie, on n’a pas trop pensé aux juniors, aux cadets, aux minimes, qui ont perdu quasiment deux saisons. Il y en a qui ont même raté toute leur carrière minime ou cadette. Il faut retrouver la motivation et les soutenir pour qu’ils retrouvent la forme et la compétition. Ça a été difficile pour plein de gens pendant cette pandémie, mais je pense que ça a été difficile pour les jeunes, qui ont perdu une partie de leur jeunesse. Moi je sais en grandissant en tant qu’athlète, que c’est important d’avoir ces niveaux.
Merci à notre marraine pour sa disponibilité !
Crédits Photos : KMSP - FFA
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